Elles veulent déjà s'enfuir.
2010 – 2012.
« Elles veulent déjà s’enfuir », tout est là, 
dans ce titre fictionnel et poétique, plantant 
le décor d’une histoire en train de se dérouler, 
en train de se vivre. Le photographe, 
à l’écart, observe les personnages qui peuplent 
sa vie intime, ce « elles » si énigmatique tant 
il nous emporte dans une histoire peuplée 
d’une multiplicité féminine. Il est question 
d’une femme et de deux fillettes, mais aussi 
d’un amant et d’un père qui voit le temps 
s’échapper à travers elles, le temps qui passe, 
impossible à saisir si ce n’est par la photographie : 
« elle me permet de figer le temps qui agit sur 
l’âge de mes enfants, leurs transformations, 
de réaliser un travail d’archive au présent ». 
Ainsi, ces images ont un statut cinématographique 
en ce qu’elles suggèrent une durée, une coupe 
temporelle, un instant d’arrêt. Au cinéma, le flux 
est bien souvent présent sous la forme du travelling, 
et ce n’est pas un hasard si certains paysages qui 
ponctuent la série ont été prises depuis la fenêtre 
d’une voiture. Mais il ne faudrait pas réduire 
ce travail au « ça a été » : plus que d’une 
disparation, il s’agirait plutôt d’un disparaître, 
d’un évanouissement en acte dans l’ici et 
maintenant de la prise de vue. « C’est dans 
le présent que j’enregistre de futurs souvenirs », 
précise le photographe qui est alors dans 
une position dynamique, combattant peut-être 
la nostalgie. Julien Magre se donne des règles 
formelles : il privilégie une distance vis-à-vis 
de ses sujets, une frontalité, une simplicité 
du cadre et du contexte de prise de vue. 
Mais, la question de la distance est ici paradoxale : 
de même que le petit format des images oblige 
le spectateur à se rapprocher, le photographe 
ne s’éloigne que pour mieux abolir l’espace 
qui le sépare de celles qu’il aime. Souvent, 
dans de subtiles chorégraphies, le modèle s’impose 
en pied, seul, au centre de l’image. En regardant 
l’objectif, la fillette blonde pense à cet homme 
derrière un appareil qui décide d’agir sur la réalité 
en la contrant, en photographiant, un après 
midi d’été, pendant de longues vacances : 
la fillette regarde son père, et même si elle ne 
le formule pas encore, elle sait que lui aussi veut 
s’enfuir, qu’il cherche à créer un monde parallèle 
et hors du temps. Brouillant les pistes, la nature 
des images est empreinte d’ambiguïté : 
les images sont-elles volées ou mises 
en scène ? Julien Magre fantasme sa vie, 
transfigure le quotidien, mais ce n’est pas 
en metteur en scène autoritaire qu’il 
créé ses images : c’est bien plutôt en témoin 
d’une « scène qui se passe ». Il joue de la frontière 
très mince qu’il y a entre la banalité des gestes 
et leur possible révélation en instants rêvés. 
C’est sans doute ça vivre littérairement sa vie, 
vivre toutes choses comme les parcelles 
possibles d’un récit qui s’écrirait sous nos yeux, 
au bord d’une piscine gelée, dans une baignoire 
où le corps flotte, ou face à un paysage 
de neige. Restent la trace de visages, reflets 
éphémères derrière une vitre, tels des spectres 
sérieux ; une danse immobile et silencieuse 
au cœur d’une épaisse forêt ; ou un jeu 
avec la mort et les fantômes. Ces pantomimes 
suggèrent que la vie n’est jamais réductible, 
qu’elle est toujours bien plus encore : 
à la fois promesse et mystère.
Léa Bismuth, 
avril 2013.
Léa Bismuth est critique d’art et 
commissaire d’exposition indépendante. 
Elle écrit notamment dans Artpress 
depuis 2006.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
