Un jour, j’ai traversé une tragédie.
Une tragédie qui n’a pas de mot.
Une chose hors la loi, hors du monde,
hors des hommes.
Comme si ces mêmes hommes ne voulaient pas voir
ou avaient décidé de fuir ce mot, comme un virus,
comme une peste noire.
Comme si la société avait délibérément décidé
de ne pas définir, de ne pas nommer ce mot,
de ne pas lui donner vie, de considérer cette chose
comme si elle n’avait jamais existée.
Comme si le monde avait décidé que ce mot
n’existerait jamais.
Un mot mort.
Le banir, le tuer avant même qu’il ne naisse,
l’enfouir, l’interdire, le chasser.
Par peur, par aveuglement, par lâcheté ou par déni.

Cela, je l’ai compris un jour, je l’ai senti,
comme si une gigantesque pierre m’avait
fracassé le crâne, et cela, je l’ai éprouvé,
je l’ai saigné de tout mon être, de tout mon corps.
Je l’ai vécu comme une malédiction,
comme un mauvais sort.
Et le temps a fait son travail.
Ne pas subir mais accepter, accepter qu’il n’y aurait
jamais de mot pour dire, pour raconter
« la mort de l’enfant ».
Ce jour là, j’ai su que personne ne saurait jamais,
que cela n’appartenait qu’à moi.
C’est à prendre ou à laisser.
J’ai pris, j’ai su, j’ai admis et compris ce jour là,
qu’en l’absence « de ce mot », il me serait impossible
d’exprimer les abîmes, les profondeurs, les vertiges.
Qu’il serait impossible de raconter.
Je mute, je suis celui que l’on ne comprend pas,
celui qui ne peut pas raconter mais qui sait.
J’ai compris qu’il me faudrait simplement vivre avec
et accepter ce non-mot, ce mort-né, ce néant.
Pour survivre, J’ai su aussi que je n’aurais pas le choix.
Surtout ne pas devenir son esclave, sa chose, sa perte,
ne pas chercher à le dominer, à l’apprivoiser ou
le comprendre, simplement faire corps avec lui,
survivre avec et dans ses profondeurs,
lui faire confiance, le laisser faire, le laisser vivre.
Un monde sourd et silencieux que je croyais connaître
jusqu’au jour, où d’un seul revers de main,
ce monde m’a balayé, m’a foudroyé. Vivre avec donc,
se laisser porter,une fatalité.

Et un autre jour, ce jour que l’on attend plus,
arrive finalement et se déploie sous mes yeux.
Une tornade qui engloutit tout,
qui m’avale et qui m’étouffe.
Alors je choisis, ce sera le combat.
Je me lève, je me bats, j’affronte le déluge,
je lutte contre, je m’épuise et dans un dernier
souffle désespéré, je décide d’accueillir
et d’étreindre ce cyclone, d’épouser le mot,
de l’inventer, de le fabriquer, de lui donner vie,
de lui administrer une substance.
Je lui imagine un squelette, un corps.
Ce jour là, alors que le chaos est encore palpable,
ma main écrit le mot, ma bouche le prononce
et l’acclame, je le crie au monde pour que le monde
sache et avant de m’écrouler, je le murmure
aux hommes pour qu’ils l’entendent, se l’accaparent
et le comprennent.

Paris.
2 novembre 2025

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